L'histoire se passe encore à Shefferville. Dans les années soixante-dix et
suivantes, cette ville avait une population d'au-delà de cinq mille âmes, in-
cluant les deux réserves indiennes: les Neskapis et les Montagnais.
D'ailleurs, lors de mes premières visites dans cette ville, sur les conseils
de mon juge-en-chef Robert Cliche, je m'étais fait un devoir de rendre
visite à chacun des chefs des réserves, pour leur expliquer mon rôle dans
l'administration de la justice et surtout pour leur demander leur collabo-
ration dans l'exercice de mes fonctions, car l'on avait constaté que bien
souvent leurs justiciables ne répondaient pas aux sommations de se présenter
à la Cour et préféraient aller soit à la chasse ou à la pêche.
C'est donc dire que les relations entre les membres des réserves indiennes
et les blancs n'étaient pas toujours au beau fixe et qu'il fallait user de
diplomatie dans l'exécution de notre travail. J'ai eu le plaisir de siéger à
cet endroit pendant plusieurs années et j'ai été confronté à certains problèmes
de communication à quelques reprises. Mais dois-je ajouter, dans l'ensemble
les choses se sont bien passées.
C'est ainsi qu'alors que je me trouvais à Shefferville pour présider les séances
de la Cour, je reçus la visite des organisateurs des fêtes d'hiver du 55e parallèle
se déroulant à cet endroit, lesquels venaient m'inviter à la cérémonie d'ouverture
des fêtes d'hiver pour le soir même. Devant mon hésitation à accepter leur invitation,
ils me rassurèrent en me disant que le maire, les chefs des deux réserves, le médecin
de l'endroit, bref que tout le monde serait de la cérémonie. Je n'avais pas beaucoup
de temps pour réfléchir et je leur répondis que je serais présent.
La soirée se déroulait à la salle paroissiale et tout le monde était là.
Le maire déclara les jeux d'hiver ouverts, il y eut plusieurs discours et le maître
de cérémonie signala la présence de certains invités d'honneur, dont les chefs des
réserves. Puis l'on procéda à la remise de certains cadeaux. C'est alors que l'on me
demanda de monter sur la scène et qu'au nom du comité organisateur, l'on me remit
un magnifique anorak tout brodé par des dames d'une des réserves. Un ou deux
autres invités ont reçu le même cadeau que moi.
Je suis revenu chez moi tout fier de posséder cet anorak, jusqu'au jour où un député
de l'Assemblée nationale dont je tairai le nom par souci de confidentialité se
leva en Chambre pour m'accuser d'avoir accepté un pot-de-vin ! Il avait lu dans
le petit journal de Shefferville le compte-rendu de cette fameuse soirée et il se
disait scandalisé qu'un juge ait accepté un tel cadeau !
J'ai appris la nouvelle de façon très rapide puisque mon juge-en-chef lui-même
a communiqué aussitôt avec moi. Que dois-je faire lui demandai-je après
lui avoir expliqué les circonstances ? «Tu le porteras pour aller au Carnaval de Québec »
me répondit-il en riant. Curieux de hasard, ce député scandalisé était nul autre que
celui qui dans une autre vie, m'avait enseigné la philosophie au Séminaire de
Québec ! Dois-je en conclure que c'est parce qu'il ne m'avait pas trouvé suffisamment
bon élève en philosophie ou bien parce que cette situation l'avait vraiment scandalisé
qu'il me vilipendait de cette façon?
Avec le recul du temps, je pense que les apparences ne jouaient pas en ma faveur, mais je
dois ajouter qu'il est maintenant trop tard, car l'anorak en question n'est plus de ce monde.